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Au voisinage de ton coeur...
5 décembre 2013

Sur la vie de Dostoïevski (épisodes 1, 2 & 3), une série commentée ici...

Dère màj : 2014-02-24 16:55 - V1 2013-12-06

Portrait de Dostoïevski par Vassili Perov, 1872
Cliquez sur l'image pour l'agrandir.

Dosto_evski_par_Vassili_Perov___1872

Au cours du générique de la série, on voit la reconstitution des séances de pose de Dostoievski pour Perov.

SOMMAIRE

CORPS DE L'ARTICLE
(A) Prologue : conseils pratiques
(B) Évoquons maintenant cette "série" sur la vie de Dostoïevski
--- --- --- --- --- ---

(A) Prologue : conseils pratiques

Certes... vous pouvez passer (beaucoup de temps) à regarder cette longue série (que j'évoque après ce prologue),
mais... je vous conseille plutôt d'utiliser votre temps à lire.

Outre les ouvrages de Dostoïevski, bien sûr, vous pouvez lire...
(1) Dans une encyclopédie par exemple -
des repères factuels sur la vie de Dostoïevski et sur la Russie (au moins la Russie de l'époque). C'est toujours une bonne chose d'être capable de situer un auteur et son oeuvre dans son contexte historique.

(2) L' émouvant et beau livre de la seconde femme de Dostoïevski :
"Dostoïevski, mémoires d'une vie" d'Anna Grigorievna Dostoïevskaïa
(Eh oui ! C'est comme les joueurs / joueuses de tennis russes. La soeur de Marat Safin s'appelle Safina. Mais... attention, Nikita est un prénom russe masculin.)
ISBN : 978-2-7251-3193-1
Ce livre est paru au format poche, quand je l'ai acheté son prix était de 7,80€. N'hésitez pas à l'acquérir ou à vous le faire offrir !

(3) Sur ce blog, cliquer dans la colonne de droite sur le tag "Dostoïevski" pour avoir la liste des posts évoquant cet auteur.
Un post de ce blog est consacré à un autre film russe sur les trois femmes qui ont compté dans la vie de Dostoïevski, avec un lien légal : une pépite que je suis heureux de partager avec vous.
Remarque
Il n'y a pas de séparation étanche entre les posts : par exemple dans le post consacré aux épisodes 4 et 5, je reviens sur le Cercle Petrachevski.
 

(B) Évoquons maintenant cette "série" sur la vie de Dostoïevski, diffusée en décembre 2013 sur la chaîne franco-allemande "Arte".

Dosto_evski___s_rie_diffus_e_sur_Arte_en_d_cembre_2013
Reconstitution (dans la "série") de la séance de pose
pour le fameux portrait de Dostoïevski par Vassili Perov (1872).
Cliquez sur la photo pour l'agrandir.

Comment dire...
Il faut toujours essayer de se poser les bonnes questions.
À propos de cette "série" russe diffusée sur Arte,
posez-vous quelques questions.

Tourner un film, faire ressemblant, c'est bien. Mais pour comprendre un auteur aussi profond, ne faut-il pas aller bien au-delà des apparences ?

Au terme d'une épisode de cette série et même au terme de la série toute entière, aurez-vous acquis plus qu'une connaissance limitée de la Russie de l'époque et de certains évènements de la vie de Fédor Mikhaïlovitch ? Et croyez-vous vraiment que vous serez mieux à même de comprendre l'oeuvre de Dostoievski ?


Cette série est faite, au départ, pour le public russe qui a quand même une certaine connaissance de l'histoire russe, ce qui n'est pas le cas pour un public non-russe.
Certes, dans la "série", on peut au passage glaner des bribes d'information.
Sur des évènements historiques comme l'abolition du servage.
Le fait que Dostoïevski, à un moment, insiste sur la nécessité de donner une éducation au peuple implique, ipso facto, que le peuple n'était pas instruit.
Mais d'une série de plusieurs heures émergent seulement quelques repères et encore faut-il être très attentif :
après avoir vu cette série, êtes-vous capable de dire combien d'années Dostoïevski a passé au bagne (en Sibérie), et après la sortie du bagne, combien d'années il est resté relégué en Sibérie ?
Non, parce que ces infos sont noyées dans un envahissant fleuve d'images et de sons qui vous envoûte et vous distrait.
Au total, dix ans passés (malgré lui ) en Sibérie au cours d'une vie qui n'atteindra pas les soixante années...
- La peine,  purgée intégralement, au bagne comme condamné politique mélangé aux condamnés de droits communs, c'est quatre années.
- Après le bagne, la relégation en Sibérie : six années supplémentaires et encore, son retour en "Russie d'Europe" n'est dû qu'à une autorisation obtenue auprès des plus hautes autorités, dans ce régime autocratique : Dostoïevski n'avait aucune certitude sur la possibilité de quitter la Sibérie, il aurait pu y rester encore longtemps..., c'est pourquoi il est plus que compréhensible qu'il ait voulu construire une vie personnelle dans cette Sibérie d'où il aurait pu ne jamais être autorisé à repartir. D'où non seulement son désir mais aussi sa volonté de se marier avec une femme séduisante telle que Maria Dimitrievna. Sauf qu'il aurait mieux fait de laisser Maria Dimitrievna à ses amours avec le maître d'école. Mais à ce stade-là, Fédor avait déjà beaucoup investi affectivement en Maria Dimitrievna et il n'a pas eu la lucidité d'observer son comportement et de se dire qu'il n'était pas judicieux de lier son sien.
(Si Maria Dimitrievna avait épousé le maître d'école, celui-ci aurait certainement pris ses responsabilités, dans la mesure de ses moyens financiers. Dans ce cas-là, Maria Dimitrievna aurait peut-être été (qui sait?) satisfaite de son sort et fidèle.)

L'année d'abolition du servage ?
1861. Mais cette date, vous ne la trouverez pas dans la série.
Le public russe la connaît, cette date. Mais les non-russes ?

Vous ne trouverez pas non plus dans les trois premiers épisodes de la série le fait qu'après sa condamnation, Dostoïevski aura été surveillé toute sa vie par la police secrète, sa correspondance sera régulièrement ouverte par les autorités, ses bagages fouillés quand il passe les frontières - à la recherche de manuscrits "séditieux"...

Et au-delà des visages d'acteurs choisis et grimés pour ressembler aux personnages, après avoir vu cette série, aurez-vous une meilleure idée de la vie intérieure de Dostoïevski, aurez-vous une idée de son art fiévreux, aurez-vous saisi la profondeur des questions qu'il a posées, aurez-vous saisi - par exemple - sa distance et son ironie par rapport au romantisme?

Le temps de quelques épisodes de cette série, vous auriez pu... lire un ouvrage sur la Russie de cette époque, ou bien une biographie de Dostoïevski - un livre apporte beaucoup plus d'informations qu'un film
(Pour prendre un exemple, un journal papier apporte beaucoup plus d'infos qu'un "journal télévisé").

Le Cercle Petrachevski ne menaçait pas l'existence du pouvoir tsariste mais rappelait au Tsar le dangereux précédent des "Décabristes".
Rappel : l'insurrection décabriste (en décembre 1825, en russe décembre se dit "dékabr") fut une tentative de coup d'État militaire visant à obtenir du tout nouvel empereur Nicolas 1er une Constitution.
L'insurrection fut durement réprimée et le régime autocratique se prolongea, comme on sait, pendant de nombreuses décennies, sous une contestation croissante (assassinat d'Alexandre II en 1881) : la révolution de 1917 allait apporter plus qu'une simple Constitution...

Comme quoi, il est dans l'intérêt même d'un régime de se réformer pour survivre, sous peine de disparaître dans la violence permise par l'accumulation des injustices et des mécontentements.
Cf. le "printemps arabe": des régimes autoritaires destitués par un soulèvement populaire en Tunisie, Lybie, Egypte, sans parler du cas de la Syrie, toujours en guerre civile et tiraillée entre de multiples factions.


Remarquez... Il est particulièrement rare qu'un régime très autoritaire lâche spontanément une part significative de son pouvoir pour le rendre au peuple...
Un pouvoir très autoritaire n'hésitera pas à provoquer d'abord un bain de sang. Puis, si la pression du peuple se maintient, un tel pouvoir essaiera de lâcher quelques concessions pour se maintenir le plus longtemps possible.
AJOUT - Puisqu'il s'agit d'un article sur Dostoïevski: pour faire le lien avec un évènement récent touchant les pays sous influence russe, retracez les évènements de février 2014 en Ukraine...

Vous me direz, Dostoïevski pensait et croyait.
Soit mais... il faut examiner le sens des mots et la nature de la foi.
Dostoïevski est un enfant du siècle (le XIXème), il n'a pas la foi du charbonnier, il est en proie à des interrogations éthiques et métaphysiques:
"Si Dieu n'existe pas, alors... tout est permis" se dit un personnage avec effroi.
Mais ne peut-on peut fonder une éthique laïque ?
Il semble bien que si, mon cher Fiodor Mikhaïlovitch.

Comme Dostoïevski est un homme d'une grande sensibilité, il est touché non par l'Église (institutionnelle et hiérarchique), mais par un idéal de compassion et d'amour<, starets* plebiscité par la ferveur populaire mais détaché de l'appareil hiérarchique.
Starets : patriarche d'un monastère orthodoxe russe, reconnu par les fidèles comme autorité spirituelle.]

Parce que Dostoïevski est affectivement très attaché à la Russie, il est également attaché à la religion orthodoxe : difficile pour lui d'imaginer la Russie sans la religion orthodoxe. Enfin si, il peut l'imaginer, à travers les Nihilistes (mouvement russe, en latin nihil signifie "rien") et les révolutionnaires. Et il ne décèle pas chez eux les germes d'un avenir très désirable. L'avenir ne lui donnera pas tort.

Mais, mon cher Fiodor Mikhaïlovitch,  il ne faut pas généraliser sous prétexte que certains athéistes (ici les athéistes) ont fait des choix éthiques disctutables.

>> La réflexion éthique ne saurait être le monopole des religions...

Y a-t-il adéquation entre les problèmes du monde et la voie que propose Dostoïevski?
J'ai déjà dit que Dostoïevski n'avait pas la foi du charbonnier: c'était un enfant du siècle (le XIXème siècle vient après le XVIIIème, le siècle des philosophes, l'ère des lumières (par opposition à l'obscurantisme religieux]). Mais Dostoïevski était affectivement incapable de se détacher de la tradition chrétienne russe telle qu'elle s'incarnait dans la foi émouvante du petit peuple. C'est la vénération du peuple russe qui créait les starets.
Et Dostoïevski s'est arrêté là, il n'a pas osé penser plus loin, il s'est arrêté au christianisme russe comme seul repère possible, sans s'apercevoir qu'il risquait surtout - en pratique- d'encourageait la paresse intellectuelle, l'ignorance crasse et le conservatisme le plus pesant, oui il risquait d'encourager tout cela bien plus que la figure d'innocence et de compassion qui semble être pour Dostoïevksi un idéal ultime, une figure spirituelle certes émouvante mais qui a peu à dire sur les problèmes du monde.
Car
la figure chère à Dostoïevski, c'est celle d'un illuminé (le prince Mychkine est "l'Idiot"): malheureusement, une telle figure est de peu de secours face aux problèmes du monde. Et même face aux problèmes individuels (cf. à la fin de l'article le développement sur la psychologie humaniste et Milton Ericlson).

Le problème de la Russie tsariste, c'est qu'elle sera incapable de se réformer suffisamment.
L'abolition du servage (en 1861) ne pouvait être qu'une étape.

(...)

Cette série sur Dostoïevski commence lors du simulacre d'exécution des membres ou simples sympathisants du Cercle Petrachevski*.
Mais la vie de Dostoïevski ne commence pas là...

Dostoïevski naît fin octobre 1821.
Sa mère meurt de la tuberculose au début 1837, Fédor a 15 ans et trois mois.
Deux ans plus tard, son père est assassiné par ses propres serfs qu'il avait maltraités.
Orphelin, Fédor dépend financièrement d'un oncle qui ne lui donnera pas suffisamment d'argent : Dostoïevski connaît donc très tôt la pauvreté.
Au cours de sa scolarité, il est tout à fait à part parmi ses camarades, il consacre tout le temps qu'il peut à la lecture.
Ses études supérieures ne sont pas vraiment choisies. En tout cas, il réussit l'examen d'entrée à l'École militaire du Génie.

À l'été 1844 (il n'a pas encore 23 ans...), il démissionne de son poste à la Direction du Génie et commence à écrire son premier roman. Et il accède au rang d'auteur célèbre à 25 ans, avec Les Pauvres Gens (publié début 1846).
Quelques années plus tard à peine (1849), après quelques autres écrits (Le Double, La Logeuse : des textes que je recommande également) qui à l'époque n'ont pas eu le succès de son premier roman, il travaille sur un nouveau roman, Nietotchka Niezvanov, mais l'écriture de ce manuscrit sera interrompue par le procès du Cercle Petrachevski qu'il ne faisait que fréquenter pour parler de l'avenir de la Russie et pour participer à la vie intellectuelle de St Petersboug. S'ensuivent la condamnation, le cruel simulacre d'exécution et la condamnation au bagne (comme condamné politique). Le manuscrit de Nietotchka Niezvanov ne sera jamais terminé... et c'est bien compréhensible : Dostoïevski est entré dans une autre vie.
Il n'empêche que, bien qu'inachevée, Nietotchka Niesvanov est une oeuvre tout à fait intéressante. (Nietotchka est un diminutif - affectueux. Les lecteurs de Dostoïevski sont familiarisés avec l'emploi de ces diminutifs, fréquents en russe).

Surtout, pendant le même laps de temps, vous auriez pu lire deux ou trois nouvelles de Dostoïevski, ou bien vous auriez pu avancer la lecture d'un de ses romans.


Vous auriez pu, aussi, parler de Dostoïevski avec d'autres personnes appréciant cet auteur, échanger vos impressions, formuler ce que vous avez ressenti et compris en lisant tel ou tel de ses ouvrages.

De prime abord, je suis content qu'on évoque Dostoïevski à la télévision: c'est si rare.

J'ai donc été ravi d'apprendre qu'Arte allait diffuser une "série" (!) consacrée à la vie de Dostoïevski.

Mais est-ce qu'une reconstitution biographique - par ailleurs limitée - peut faire autre chose que simplement effleurer une oeuvre aussi importante, aussi profonde, un monde aussi intérieur ?

Des longueurs, des longueurs, des longueurs...
...Et puis, dans cette série sur Dostoïevski, on parle beaucoup de sa vie sentimentale. Alors ça a son importance bien sûr, mais consacrer autant de temps à l'attirance réciproque entre l'écrivain et la femme (actrice) d'un ami (médecin), ce n'est pas défendable. Ça pouvait être évoqué beaucoup plus brièvement : l'attirance réciproque, la fidélité de Dostoïevski à son ami et basta. Au lieu d'une évocation concise, la série nous impose plusieurs scènes au théâtre, avec de longs extraits d'une pièce sans intérêt !... Un choix indéfendable.
Dostoïevski était quelqu'un de sensible, mais ça on le savait.
Il aurait été préférable de choisir d'autres sujets à développer, aussi bien concernant la vie de Dostoïevski que la Russie de l'époque.
Pour parler clair, à beaucoup de moments au cours des trois premiers épisodes de cette série, j'ai eu l'impression de regarder un roman-photo sur la vie sentimentale de Dostoïevski, de baigner dans un soap opera, un feuilleton sentimental à destination d'un public que les producteurs ont dû supposer peu exigeant (la cible des pubs télé : la ménagère russe ???) et plus friand de tenues d'apparat que de contenu sensé.
Je trouve nullissime et scandaleux d'imposer au spectateur ces séances au théâtre et de théâtre alors que ça n'apporte rien à la compréhension de Dostoïevski. Tant d'autres sujets plus intéressants aurait pu être traitées...
...Quant au voyage vers une casino allemand (dans une ville d'eaux et de jeux), on aurait pu nous épargner la théorie inepte sur la chance développée par l'homme rencontré dans le train !
Par contre, les idées de Dostoïevski sur le jeu ont évidemment un intérêt, puisque l'addiction au jeu a marqué toute une partie de sa vie. Dostoïevski avait pourtant, intellectuellement, tous les moyens de comprendre qu'il est inutile de défier le hasard et d'imaginer qu'on va s'enrichir en jouant à des jeux d'argent.
C'est l'occasion pour nous de réfléchir à la faiblesse de l'être humain devant l'appât d'espérances illusoires, et à la capacité de l'être humain à s'illusionner, contre toute analyse raisonnée. (C'est un peu la même chose en amour, non ? Je vous laisse y réfléchir.)
Il est facile de calculer les très faibles probabilités de gagner le gros lot à... un jeu de tirage par exemple (les loteries, qui permettent à l'organisateur (État ou société privée) de s'enrichir).
Soit dit en passant, un contemporain comme Patrick B. (beau gosse, chanteur de variété, acteur de cinéma et homme d'affaires avisé) l'a bien compris : après avoir joué quelque temps au poker, il a investi dans une société qui organise des tournois de poker sur internet.
Et Dostoïevski ? Presque toujours endetté et aux abois (les créanciers sont pressants), il n'a jamais eu les moyens d'investir dans quelque affaire que ce soit. D'ailleurs, aurait-il eu de l'argent, Dostoïevski ne serait pas devenu un investisseur. Dostoïevski n'est pas calculateur, et il n'est pas très gestionnaire. Certes il est contraint de s'endetter, mais il fait trop confiance, signant trop facilement des reconnaissances de dettes en réalité injustifiée.

Seule sa seconde femme, Anna Grigorievna saura gérer mieux gérer ses affaires (n'anticipons pas, à ce stade il ne l'a pas encore rencontrée).
Mais il y a aussi - et il y aura longtemps - la passion du jeu (qui commence à être abordée dans le troisième épisode).

Alors, cette série, à en juger par les trois premiers épisodes ?
Des longueurs, et certains choix sont discutables.
Pensez-y : si la vie de Dostoïevski vous intéresse, lire plusieurs biographies sur cet auteur ne vous prendra pas plus de temps que de regarder cette interminable série, et vous apprendrez énormément plus d'informations !

En revanche, loin de moi l'idée de diminuer l'importance qu'ont eu, dans la vie de Dostoïevski,
...son triste mariage avec Maria Dimitrievna,
...sa passion malheureuse pour Apollinaria Souslova
...et son heureuse union avec la bienfaisante Anna Grigorievna Snitkina.

Les idées d'Apollinaria Souslova sont une chose, sa personnalité en est une autre. Le personnage d'Apollinaria Souslova est montré sous un jour qui me semble... très favorable, jusqu'à la fin du troisième épisode.

À l'époque où elle rencontre Dostoïevski, Apollinaria a un statut d'étudiante mais... bien que s'inscrivant à chaque rentrée universitaire, elle ne décrochera jamais décroché le moindre diplôme et elle n'étudiera jamais sérieusement.
Du coup, elle a du temps pour assister à des lectures publiques, se conduire de manière provocante, flirter avec différents étudiants au même moment, prenant plaisir à les faire souffrir.
Qu'Apollinaria soit conquise par les idées d'émancipation féminine, c'est tout à fait compréhensible et justifié étant donné la place restreinte accordée alors aux femmes.
Mais la façon dont Apollinaria incarne cette liberté est une façon très particulière et qui révèle une personnalité pas très réfléchie, pas très responsable et pas très plaisante. On juge quelqu'un à ses actes...

Qu'Apollinaria exige (de façon répétée) que Dostoïevski divorce d'avec Maria Dimitrievna, tuberculeuse et promise à une mort proche, est un exemple significatif qui ne plaide guère en faveur d'Apollinaria. Quelle grossièreté, quel manque de sensibilité !
Des deux, Apollinaria et Fédor, c'est Fédor qui souffrira le plus.
Malheureusement, plus elle le fait souffrir et plus elle prend d'importance pour Fédor.

L'illusion amoureuse est presque un pléonasme, puisqu'en général, être amoureux, c'est s'illusionner. S'illusionner sur les qualités de l'autre personne, et surtout s'illusionner sur l'adéquation entre cette autre personne et vous-même. Il y a d'ailleurs un autre post, sur ce blog, évoquant l'illusion amoureuse (tag, titre).

Impérieuse, manipulatrice, lors du voyage en Europe, Apollinaria quitte Fédor Mikhaïlovitch avec plus que de la désinvolture : de la cruauté, et elle le quiite pour un jeune Espagnol qui... la plaquera bien vite (!)
Cet élément biographique fournira des matériaux pour le roman Le Joueur, où Paulina (directement inspirée par Apollinaria) en pince pour "un petit français" sous les yeux du narrateur amoureux d'elle.

Fédor Mikhaïlovitch part pour Paris, pour retrouver Apollinaria. Mais après avoir été plaquée par cet Espagnol, Apollinaria ne voudra pas renouer avec Dostoïevski, acceptant de l'accompagner dans son projet de voyage en Italie à condition que ce soit comme une soeur, ce qui ne l'empêchera pas de se mettre nue devant lui.^^

Bref, Apollinaria torture Fédor Mikhaïlovitch qui reste fou amoureux d'elle, et elle en aura torturé d'autres, comme les étudiants avec qui elle flirtait simultanément, et elle continuera par la suite à torturer ses amants - nous parlons ici de sa vie après sa liaison avec Dostoïevski, parce que la suite de la vie d'Apollinaria est significative - : elle rencontre Vassili Rozanov (encore scolarisé) qui tombe amoureux d'elle ; elle a dépassé la trentaine... il faut préciser que le très jeune Rozanov sait qu'elle a eu une liaison avec Dostoïevski qui est son écrivain préféré : ceci a forcément joué. Apollinaria et Vassili entretiennent une liaison pendant plusieurs années, puis se marient. Quelques années plus tard, Apollinaria et Vassili se séparent mais alors commence un enfer pour Rozanov, selon ses propres confidences, car Apollinaria refuse de divorcer pendant... vingt ans, alors même que Rozanov a rencontré sa (future) femme...
La soeur d'Apollinaria a un comportement beaucoup plus convaincant : elle devint la première femme médecin de la Russie. Mais comme elle, elle étudiat sérieusement, il n'y avait guère de chance pour qu'elle ait beaucoup de temps à passer avec Fédor Mikhaïlovitch ou d'autres. ;)

Pour revenir à Dostoïevski, après sa passion malheureuse pour Apollinaria, il aura beaucoup plus de chance dans sa vie sentimentale.
Alors qu'il se croule sous les dettes (c'est malheureusement une situation constante pour lui), il se trouve aussi qu'un personnage douteux - l'éditeur Stellovski - lui a fait signer un contrat particulièrement déséquilibré qui met Dostoïevski dans une situation impossible : en gros (je simplifie), Dostoïevski doit rédiger et livrer un roman en vingt-six jours sinon Stellovski récupérera les droits sur son oeuvre.

Des amis veulent écrire pour lui, Dostoïevski refuse cette solution et décide d'assumer ce défi insensé. On lui conseille d'utiliser les services d'un(e) sténographe. À l'époque il n'y a pas de machine à écrire et la sténographie est un moyen pratique et récent de prendre des notes.

Un professeur de sténographie, M. Olkhine, envoie chez Dostoïevski sa meilleure élève, la toute jeune Anna Grigorievna Snitkina, dix-neuf ans et qui veut devenir indépendante, gagner de l'argent par son travail (des préoccupations qui n'étaient pas celles d'Apollinaria Souslova...).
Anna Grigorievna a lu Dostoïevski : chez elle, autour de la table familiale, on parlait souvent des oeuvres de Dostoïevski.
Et maintenant, la voici chez lui !
Elle se rend chez lui, ils parlent,
elle part assez triste, persuadée qu'elle ne travaillera pas pour lui.

Elle revient le soir même.
Dostoïevski insiste pour qu'elle s'assoie non pas pas près d'une petite table, mais à son propre bureau : elle se retrouve assise devant le bureau où a récemment été écrit Crime et Châtiment ! Ellle ressent une émotion extraordinaire... Mais ceci signifie aussi qu'elle était capable d'apprécier Crime et Châtiment. Anna Grigorievna avait accompli de brillantes études secondaires.
Elle travaille pour lui durant vingt-six jours, et le manuscrit est achevé.
Dostoïevski se précipite pour le porter chez Stellovski qui - ruse d'escroc - n'est pas là. Dostoïevski doit faire appel à un commissaire de police pour faire constater que le manuscrit est livré dans les temps.
Fédor Mokhaïlovitch, d'une façon très littéraire, demande sa main à Anna Grigorievna qui accepte. S'ensuivra une vie toujours difficile, très difficile, financièrement d'abord, avec une lutte toujours renouvelée contre les créanciers, une vie difficile pour bien d'autres raisons également : les parasites qui gravitent autour de Dostoïevski, la mauvaise santé de Fédor Mikhaïlovtch, son manque d'aptitude à gérer ses affaires, la perte d'une petite fille morte lors d'un voyage en Europe.

Mais pour en savoir plus, lisez plutôt
"Dostoïevski, mémoires d'une vie" par Anna Grigorievna Dotoïevskaïa (née Snitkina), sa seconde épouse. Voir le prologue de ce post.
Je tiens à signaler ce qui me paraît une erreur. Dans ce livre, les intertitres entre crochets ne sont pas d'Anna Grigorievna. Or page 40, on lit "[Dictée de l'Idiot]" (Dostoïevski dictant un manuscrit à Anna Grigorievna qui notait en sténo, et ensuite recopiait en clair)
alors que tout indique qu'il s'agit de la dictée du roman promis à Stellovski : Le Joueur.

Si vous vous intéressez à Dostoïevski, à son oeuvre,
c'est que vous avez senti que c'est un auteur important.
Dans ce cas, veillez à bien utiliser votre temps...

Par exemple vous et moi pouvons lire ou relire Dostoïevski plutôt que de passer autant d'heures à des activités moins enrichissantes.

Donnons l'exemple. Qu'est-ce que j'ai relu, ces derniers temps, sans remonter trop loin ?
Les Pauvres Gens, Les Nuits blanches, Le Double, La Logeuse, Humiliés et Offensés.

De Dostoïevski, vous pouvez tout lire, pas seulement ses romans les plus célèbres : il y a toujours quelque chose à en retirer.

K.

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